Michel Deutsch

revue électronique conçue par Yan Ciret en 2009 à l'occasion de la présentation du spectacle La Décennie rouge écrit et mis en scène par Michel Deutsch du 21 mars au 10 avril 2009 au Petit Théâtre.

direction de la publication Laure Hémain

 

Michel Deutsch, né le 20 mars 1948 à Strasbourg, est un écrivain, dramaturge, traducteur, scénariste et metteur en scène français. Plusieurs de ses pièces ont été présentées à La Colline, notamment Sit venia verbo de Michel Deutsch et Philippe Lacoue-Labarthe, mise en scène Michel Deutsch du 11 avril au 7 mai 1989 au Grand Théâtre, Skinner de Michel Deutsch, mise en scène Alain Françon du 25 septembre au 27 octobre 2002 au Grand Théâtre et La Décennie rouge.

 

Sommaire

  1. Michel Deutsch, le théâtre aux marges des Empires
  2. Vidéos

 

Le théâtre est toujours le lieu d'un débat moral.

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Michel Deutsch

 

Couverture de la revue Michel Deutsch

 

Michel Deutsch, le théâtre aux marges des Empires

Yan Ciret, critique d’art, essayiste, journaliste, signe une analyse des thèmes majeurs qui traversent l'oeuvre de l'écrivain Michel Deutsch.

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Longtemps, le théâtre a montré l’histoire s’accomplissant dans un destin (OEdipe, Lear, Hamlet). Celui-ci témoignant, par son odyssée, de la constitution d’une communauté. Ceci a été la règle, d’Euripide à Brecht, des Cités grecques à l’assomption du bolchevisme à l’Est de l’Europe, puis dans le monde des « damnés de la terre ». Toujours, ce fut de l’édification (dans le double sens constructiviste et pédagogique) par le théâtre d’un espace localisé dont il s’est agi. Qu’il soit « national » et « populaire », pour Jean Vilar et le TNP, ou religieux dans les cérémonies thaumaturges indiennes. Ce nomos de la terre était l’assurance qu’un temps cyclique protecteur s’attestait dans la représentation et la réception du spectateur. C’est l’effondrement de ce système de délégation des formes et des croyances (politiques, sociales, communautaires) qui se répercute dans la dramaturgie de Michel Deutsch. Peu d’oeuvres ont enregistré, avec une telle acuité de points de vue, le démontage ou la déconstruction des lieux civils dans la nouvelle ère de la globalisation, et la montée en puissance des phénomènes extrêmes (terrorisme, biopolitique du pouvoir, massification des ordres). Dès ses premiers textes, ce que l’on a appelé « le théâtre du quotidien », ou des pièces comme Dimanche, La bonne vie, ou Convoi, les identités ne semblent plus répondre d’elles-mêmes. Un déracinement mine de l’intérieur, l’action et la décision, des protagonistes. L’après Mai 68, dont il est l’exact contemporain, et le reflux des idéologies, laissent apparaître le temps refoulé des catastrophes et des ruines, celui des deux guerres civiles européennes, puis mondiales, de la Collaboration et de la Guerre d’Algérie et surtout l’irrémédiable du génocide, de la Shoah.

Ce tremblement de terre de l’universalisme, de la modernité, de l’adhésion à une science historique du progrès (marxisme) fait l’architecture structurale des textes de Michel Deutsch. Avec L’Empire, il revient sur la décolonisation, tandis que Sit Venia Verbo en 1988, à travers le « procès Heidegger » en national-socialisme, montre la force d’ébranlement qu’a connue la civilisation européenne et plus particulièrement la culture allemande, avec la barbarie de la seconde guerre mondiale. Originaire d’Alsace, Michel Deutsch cristallise dans son écriture, tout l’héritage de cette vallée du Rhin, celle de Goethe, du Romantisme allemand, de Büchner et de Lenz, de Kleist et de Hölderlin. L’angle d’attaque des pièces va se déplacer, à mesure qu’à la « démocratie de culture » se substitue une « démocratie parlementaire de marché », celle dont Tocqueville avait vu la transformation par la « tyrannie de l’opinion ».


Pour chaque période ou époque de cette « post-modernité », Michel Deutsch change ses stratégies d’écritures, avec une virtuosité unique dans les moyens hétérogènes employés. Du poème épique, devenu monologue, il passe à un découpage où la focale intimiste fait irruption dans une narration quasi cinématographique. Ses influences, qui vont de cinéastes aussi différents qu’Ozu, Fritz Lang, Howard Hawks et David Lynch, s’ancrent surtout dans les « leçons » de distanciation brechtiennes, et les compressions historiques et allégoriques d’Heiner Müller. Rien du présent n’échappe à ses pièces, la déflagration meurtrière de l’ex-Yougoslavie, les camps de réfugiés ou les zones de non-droit, l’immigration du Sud vers le Nord, se retrouvent dans Skinner en 2002, sans doute l’une des oeuvres les plus accomplies, au sens où le symbolisme dramatique y fait jeu égal avec un violent réalisme issu tout autant de Kafka que des romans noirs de Chandler ou Hammett. La composante américaine, de la culture de masse ou pop, exerce un autre centre de gravité : l’urbanisme futuriste, la cartographie mentale et physique des Etats-Unis modélise la réalité d’un nouvel empire planétaire. Michel Deutsch en interroge les mythologies, et c’est Desert Inn, qui met en scène par l’absence énigmatique, le milliardaire producteur Howard Hugues, emblème de la volonté d’hyper-puissance, qui confine à une abstraction métaphysique. Dans son essai Parhélie, New York déverse sa géographie tentaculaire, en plans de coupe, jusque dans la trame composite de Strasbourg, y compris dans sa riche tradition intellectuelle de l’Aufklärung, et du Sturm und Drang qui rentre en relation avec la mythologie de la ville monde par excellence. L’auteur de Thermidor ou de Féroé la nuit se tient au point de tension qui vectorise l’attraction pour ce « film en surfaces virtuelles » qu’est l’Amérique et la répulsion pour l’ère de la marchandise qu’il génère en tant que religion absolue. Toute l’oeuvre de Michel Deutsch se fonde sur une jonction des contraires, un paradoxe permanent, qui donne une force immédiate à ses dialogues, et une ironie qui désamorce une interprétation univoque. La série des Imprécations et les déclinaisons shakespeariennes du Le souffleur d’Hamlet et de John Lear télescopent la tradition théâtrale de la représentation avec le concert rock, une dramaturgie visuelle qui tient de l’essai, de la performance, de l’intervention polémique.


Metteur en scène philosophe, il renouvelle les Lehrstücks de Brecht, par un travail sur le langage, direct, presque biographique ou d’information, mais en lui apposant la technique brève du haïku, ou même en détournant des formes mélodramatiques, voire de boulevard. Avec La Décennie rouge en 2008, qui reprend le lien tumultueux entre l’Allemagne et le terrorisme, sous les convulsions de la Bande à Baader, Michel Deutsch y condense son art du script, du poème mis en situation. Les époques et les siècles communiquent, dans un même tissu temporel, les ruines d’un monde (Rosa Luxembourg) ou du passé (le nazisme) cohabitent avec le messianisme révolutionnaire de la Fraction Armée Rouge. Tous les thèmes de l’auteur traversent la pièce, la rédemption, le salut, la terreur politique, la responsabilité de l’intellectuel, la violence légitime, le bouc émissaire. Certains semblent venir de traditions théologiques, d’autres rappellent que l’écrivain fut aussi d’aventures théâtrales majeures. Celle du TNS de Strasbourg, avec Jean-Pierre Vincent ; celle de son compagnonnage avec l’acteur André Wilms ; ou bien qu’il écrivit avec le philosophe Philippe Lacoue-Labarthe, et plus tard avec Georges Lavaudant la fresque corrosive Histoires de France, ainsi que les mêmes, avec Jean-Christophe Bailly l’un des sommets du théâtre français : Lumières. Polymorphe de citations érudites (de Tacite à Jünger), essayiste déplaçant les lignes de la pensée consensuelle de son temps, poète chinois des Météorologiques ; Michel Deutsch construit une oeuvre qui échappe aux catégories. Contrairement, à la notion de rôle, qu’il paraît en apparence réhabiliter, il parle là où le langage s’arrête, là où le sujet atteint l’inconscient collectif et sa propre vérité fatale ou tragique : souvent par une dilution dans le monde élémentaire. Derrière la théâtralité assumée de ses pièces ou l’essai, il se dégage des paysages atmosphériques, aux contours instables, indicibles par la seule raison. C’est l’un des traits saillants, de cette oeuvre qui brasse l’histoire européenne, le déclin des Etats nations, la fin des périodes révolutionnaires, la chute du Mur de Berlin et du communisme, que d’avoir fait de l’histoire la matière même du langage commun.

 

Vidéos

La Décennie rouge, une histoire d'Allemagne. Entretien avec Michel Deutsch par Yan Ciret.

Remarques sur le terrorisme. Conférence 1/2. Rencontre en présence de Michel Deutsch et Toni Negri animée par Yan Ciret.

Remarques sur le terrorisme. Conférence 2/2. Rencontre en présence de Michel Deutsch et Toni Negri animée par Yan Ciret.

Théâtre et spectacle, un théâtre émancipé. Entretien avec Jacques Rancière et Michel Deutsch par Yan Ciret.

Un terrorisme sans terreur, de la violence légitime. Entretien avec Eric Hazan et Michel Deutsch par Yan Ciret.

La Disparue, création de Michel Deutsch.

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