entretien avec Laurent Gaudé

portrait de Laurent Gaudé

Laurent Gaudé - photo © Christine Gassin

 

La parole souveraine

En 2018, Denis Marleau mettait en scène votre pièce Le Tigre bleu de l’Euphrate sur les scènes montréalaises. Vous renouvelez cette collaboration artistique en 2024. Comment s’est faite votre rencontre ? 

Laurent Gaudé - Denis Marleau avait lu Le Tigre bleu de l'Euphrate depuis bien longtemps et il était à la recherche du comédien qui pourrait l’interpréter. On s'est donc rencontré pour ce projet-là et c'est vrai qu’à l’issue, nous nous sommes dit que l’on souhaitait poursuivre le travail ensemble. En tant qu'auteur, je souhaitais lui confier un texte original, qui n’avait pas encore été monté, proposer une écriture « plus fraîche », travailler en équipe. Cela nous a pris un peu de temps, mais on a réussi avec Terrasses.

 

Denis Marleau explique le défi de mettre en scène vos textes : « C’est une langue, Laurent Gaudé. Il ne parle pas comme je parle. Il n’écrit pas comme j’écris. Et c’est passionnant de rencontrer cet univers. ». Pouvez-vous commenter son propos ? 

L.G. - Je pense que c'est probablement le cas pour tout auteur dramatique. Je crois que les acteurs ont d'abord à entrer dans une langue. C'est vrai pour moi, comme c'est vrai pour d'autres. Ce qui est peut-être propre à mon écriture, c'est son apparent classicisme qui ne se nourrit pas du parler d'aujourd'hui. Je n'utilise pas la syntaxe ou les mots qui appartiennent à notre quotidien. Cela donne parfois l'impression d'une langue anormalement noble. Je pense que c'est précisément là qu'il faut chercher, là qu’il faut creuser pour faire advenir l'épopée. Je ne parle pas du réel, ni du quotidien. Je travaille à faire entendre un souffle qui naît de cette langue singulière.

À travers toute mon écriture, que ce soient des romans, des récits, des nouvelles ou de la poésie, je recherche l'oralité, ce qui peut paraître paradoxal. Et ce que le théâtre m'offre et que je ne trouve nulle part ailleurs - c’est pourquoi j’y suis tellement attaché, - c’est le muscle, c'est l'énergie, la présence, l'incarnation. C'est absolument magique pour un auteur de voir que des mots, que l’on a posés tout seul dans son coin, prennent vie parce que l’on est sur un plateau et que des comédiennes et des comédiens s'en emparent, qu’ils les font leur, les emmènent plus haut encore que ce à quoi on avait pensé et créent ainsi leur propre univers.

Je pense que ce qui est juste par rapport au théâtre et plus précisément à l’écriture de Terrasses, c'est la réalité du collectif, l’histoire partagée. Les événements de novembre 2015 ont évidemment frappé des individus mais nous avons aussi vécu une tragédie collective. Un chœur, un groupe, une communauté s’est formée. Nous avons des référents communs face à ce drame et je pense que le théâtre sait très bien s'emparer du groupe, le convoquer, tout à coup zoomer sur un individu puis revenir au groupe. Cette agilité-là m'intéresse. Et le chœur m'a toujours passionné parce que je le trouve très énigmatique. Pourquoi et comment pouvons-nous dire « nous » ? Selon quelles conditions ? Qu’est-ce qui prévaut à la naissance d’un chœur, à cette voix dont la force est décuplée ? 

 

Quel a été le processus d’écriture de la pièce ? 
L.G. - Il a tout d’abord nécessité une documentation. Les attentats qui ont frappé Paris sont, il est vrai, assez récents, nous en avons encore tous des souvenirs. Mais en même temps, il fallait préciser tout ça, se plonger dans les nombreuses ressources qu’elles soient journalistiques, historiques, politiques, les « ré-absorber, » pour ensuite mieux les oublier. Dès le début, cela était très clair pour moi que je n'avais pas du tout envie de faire une pièce documentaire. Mon projet consistait à voir ce que mon écriture pouvait faire de cet événement. Toute la difficulté, qui constitue également la richesse de l’acte d’écriture, a été de réussir à trouver des zones de liberté face à ce drame encore si présent dans les mémoires, car je ne pouvais pas tout me permettre. Je ne pouvais pas inventer des événements qui n'ont pas eu lieu cette nuit-là, cela aurait été obscène. C’est pourquoi je me suis autorisé des glissements, un travail de montage, de collage. J’ai trouvé ma voie en faisant des choix plus ou moins naturalistes. Les personnages qui peuplent Terrasses ne sont pas réels. Ce sont des constructions à partir de plusieurs éléments que j'ai pu trouver çà et là. Ils ont une hyper conscience de ce qui va leur arriver, ce qui n'était évidemment pas le cas des gens qui ont été frappés cette nuit-là. Cela me permet de créer des anticipations ou tout simplement de plonger dans leur esprit. Et c'est, selon moi, la grande force de l'écriture, pouvoir s’immerger dans une âme, raconter ses peurs, ses désirs, ses angoisses. Et c’est ainsi qu’a pu se construire mon espace de liberté en tant qu’auteur.

 

Vous avez choisi d’adopter une écriture poétique et non documentaire pour parler des attentats. Comment-écrit-on sur un sujet encore à vif et qui mêle autant de destins ? 

L.G. - Je me suis appuyé sur ce qu'offre l'acte d'écriture. Tout d’abord, la pluralité. Le fait de choisir une causalité me permet en effet de mettre en avant certains destins de cette nuit-là. Je fais le choix de donner la parole à des infirmières, des médecins, à des policiers, mais pas à l’ensemble des acteurs du réel. Je m’adosse également à un montage et à un choix de langue. Les monologues se succèdent dans le texte, donnent un rythme, une couleur au passé qu’ils évoquent. Ce n’est plus la logique du réel qui s’impose mais l’organicité même du texte, avec ses propres règles. Il y a des répétitions qu'il faut gommer, même si elles étaient bien réelles ou des éléments que je m’autorise à rapprocher, parce qu’ils vibrent l'un à côté de l'autre. Et puis j'ai eu l'idée de faire vivre à plusieurs acteurs de terrain toutes les attaques successives, c'est-à-dire qu’ils sont à la fois attablés à la première terrasse, puis à la seconde ainsi qu’en train de danser au Bataclan. Personne n'a évidemment eu la malchance d'être tour à tour dans tous ces endroits-là. Les personnages, eux, y sont. C'est une manière de raconter, à travers un long déroulé, tout ce qu'il s'est passé, sans jamais préciser que tel personnage a été assassiné tel jour, à telle heure, car l’enjeu était de faire naître un chant des morts comme des vivants, tous abîmés par cette nuit-là.

 

Avez-vous cherché à faire de Terrasses une épopée ? 

L.G. - Tout à fait. L'épopée est pour moi une sorte de boussole, un chemin à travers la langue. Dans tous mes textes, je tente de trouver le moyen pour que quelque chose de l'ordre d'un souffle apparaisse dans le récit. Et Terrasses, peut-être davantage que les autres, convoque, je l’espère en tout cas, ce souffle épique car il célèbre l'héroïsme de certains d'entre nous. Cette nuit-là, il y a eu de petits gestes, il y a eu des regards, des courages microscopiques, que personne ne connaîtra jamais et qui sont à saluer. L'épopée peut faire ça, raconter l'héroïsme d'aujourd'hui.

 

Quelle est la place de l'auteur durant les répétitions ? 

L.G. - Denis Marleau m'a invité à assister aux répétitions quand je le souhaitais. Ce sont des moments de création que j’apprécie tout particulièrement. J’ai pour habitude d’être plutôt présent au début car je pense qu’à ce moment-là, je peux aider l’équipe à gagner du temps sur la compréhension des enjeux, du contexte, de l’écriture. Transmettre à tous l'énergie ou la tension dans laquelle j'étais quand j’écrivais. Les comédiens s’interrogent souvent sur la manière de s'emparer de tel ou tel passage, sur ce que ça raconte, ce que ça veut dire. C’est à cet endroit que je pense pouvoir être utile. Après ils entrent dans leur travail, ils ont tout compris, tout démêlé, il leur reste à creuser en eux-mêmes et avec le metteur en scène. Alors je peux m'éloigner ou devenir un concepteur parmi tant d'autres. Au même titre que la scénographe ou l’éclairagiste, je fais part de ce que j’ai vu en répétitions. Il n’y a pas d'autorité particulière à être l'auteur de cette chose-là.

Propos recueillis à La Colline, janvier 2024

 

Parution du texte de Terrasses le 10 avril 2024 aux éditions Actes Sud-Papiers

 

 

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