Une écriture à deux voix

Entretien avec Marcos Caramés-Blanco et Lucas Faulong

Comment est née votre envie de participer ensemble à cette résidence ?


Marcos Caramés-Blanco : Nos parcours théâtraux sont très proches: ensemble nous avons découvert cette discipline, monté nos premiers projets à Toulouse puis à Lyon. Nos chemins se sont séparés lorsque j’ai intégré l’ENSATT dans le département d’écriture et Lucas l’école de La Manufacture en Suisse la même année. Mais nous sommes restés très attentifs au travail de l’autre, avec l’envie de se retrouver pour collaborer. Nous avons un rapport de confiance, on peut se parler en toute liberté et en profondeur. Récemment, nous avons travaillé ensemble sur une pièce que j’ai écrite et que Maëlle Dequiedt a mise en scène, Trigger Warning. Ce texte évoque l’adolescence contemporaine et les rapports de force qui agissent sur les interactivités virtuelles. Ce fut là l’ouverture d’un cycle d’écriture et de recherche entamé il y a deux ans, Portraits de la jeunesse non-conforme. Cette résidence d’artistes s’est alors présentée comme l’occasion de travailler pendant 6 mois sur un deuxième texte, ÉCHECS (100 souvenirs), auquel nous réfléchissons depuis quelque temps. Le jeu polymorphe de Lucas, sa capacité d’incarner successivement un personnage puis l’autre correspondait complètement à cette recherche autour de la galerie de portraits que je souhaitais mettre en place pour ce projet.


Lucas Faulong : Au fil des projets nous nous sommes rendu compte que nous avions des désirs de création toujours plus actifs et communs. Travailler dans Trigger Warning (lingua ignota) a été un champ d’exploration inédit, notamment par sa spécificité formelle qui invite à réinventer en continu le rapport au jeu. C’est un rapport performatif qu’active l’écriture de Marcos. Quand il m’a proposé de le rejoindre dans cette aventure, j’ai accepté tout de suite ! C’est une chance incroyable d’avoir 6 mois pendant lesquels on peut rechercher, créer, se tromper… en toute liberté, sans l’impératif d’un spectacle fini à l’issue de cette période.

 

Que permet selon vous ce format de résidence en binôme ?


M. C-B. : J’adore l’idée d’instaurer un dialogue direct entre un auteur et un acteur. Ces deux professions sont beaucoup plus proches que ce que l’on imagine souvent. Souvent, l’auteur entre en contact avec l’acteur seulement par le biais du metteur en scène, alors qu’ici c’est un travail d’écriture à deux voix, sur le plateau et en mots. Un acteur écrit dans l’espace, il y a une pensée de la construction, une pensée de la temporalité. Écrire, c’est aussi jouer d’une certaine façon. Cette résidence va nous permettre de chercher, explorer, se tromper, chercher encore, ensemble mais aussi séparément, et entourés d’artistes, de professionnels de La Colline pour nous épauler, nous guider et nous aider à faire résonner notre écriture.

 

Vous souhaitez consacrer ces 6 prochains mois à La Colline à l’écriture d’ECHECS (100 souvenirs). Pourriez-vous nous en parler ?


M. C-B. : ÉCHECS (100 souvenirs) propose de recomposer, à travers 100 fragments discontinus, les dix-sept premières années de la vie de lx, un personnage au nom provisoire et à l’identité mouvante. Au début de la pièce, ce personnage quitte un lieu dans lequel il a grandi. La temporalité de ce départ, présentée au plateau comme une série d’actions (faire sa valise, s’habiller, ranger ses affaires, fermer ses volets…) va progressivement le renvoyer à 100 souvenirs, marqués par des rencontres avec divers protagonistes. Il évolue alors entre l’espace physique (cet endroit dont il s’apprête à partir) et l’espace psychique (le souvenir). Le texte, écrit du point de vue du personnage, est pensé comme une partition, un poème dramatique troué de scènes dialoguées, à hauteur d’enfant glissant vers l’âge adulte. La pièce parle d’une construction violente de soi, de la réincarnation à travers la rencontre des autres, et surtout de l’identité multiple et complexe de l’individu.
 
L. F. : C’est un projet sur le rapport de l’enfance et de l’adolescence à la marge et à la norme. Que serait un enfant queer, un enfant dont on n’arrive pas à reconnaître l’identité? Le personnage de la pièce nous permet d’explorer cette question, en partant d’un lieu institutionnel (ce sera peut-être un hôpital, un orphelinat…).

 

Comment écrire un personnage en quête de sa propre identité ?


M. C-B. : C’est un enjeu passionnant car le théâtre ne cesse de produire de l’identité, tandis que l’idée ici est de travailler à un processus de désidentification sans pour autant en faire une non-identité. Ce n’est pas un travail sur le neutre, c’est vraiment l’inverse : trouver la façon de multiplier les couches pour créer un personnage complexe, composé de centaines de strates, et parvenir à générer un trouble sur une identité que l’on n’arrive pas à nommer. D’une manière générale dans mon travail, je m’intéresse beaucoup aux identités un peu à vif, et c’est vrai que dans mes textes, la question queer y est fondamentale.
L.F. : C’est finalement tout une exploration de la question : «Qu’est-ce qu’une personne que je ne parviens pas à catégoriser? Et comment ce doute suscite-t-il une angoisse, une réaction, allant jusqu’à la volonté de faire entrer l’individu dans le rang ?»


Quel est votre processus de travail ?


M. C-B. : Nous sommes au début de l’expérience, pour l’instant l’idée est de réapprendre à travailler ensemble, à deux. Le départ du personnage est aujourd’hui notre principal axe de réflexion, il sera pensé pour l’acteur comme une chorégraphie.
L. F. : Notre méthode est de choisir chacun un morceau de la vie réelle ou rêvée de lx et sa durée en minutes (le temps de boire un café, de mettre un trait d’eye-liner, de ranger autour de soi, de plier bagage), et de lui donner une forme : un texte pour Marcos, ou une proposition de plateau pour moi. Puis l’autre s’empare de la proposition première de l’un pour la malaxer, la compléter, la déstructurer, la poétiser… mettant les propositions textuelles de Marcos à l’épreuve du plateau, et les miennes à celle de la dramaturgie. Puis avancer ainsi, fragment par fragment, jusqu’à composer notre fresque commune, le parcours sensible d’un spectacle. Notre objectif est de pouvoir travailler à partir de nos deux univers sur l’ensemble de la narration, dans une grande liberté, sans trop influencer l’autre en regard de sa première proposition.

 

Qu'attendez-vous de cette résidence à La Colline ?


L. F. : Nous avons envie de balayer ce champ de recherche, pour pouvoir plus tard à l’issue de ce temps de résidence, entrer dans le processus de création à proprement parler. Nous souhaiterions avoir assez de matière pour nous concentrer sur la réalisation technique de notre projet. Ce temps de réflexion est essentiel à la création et c’est ce que nous voulons exploiter.
M. C-B. : Dans ce cycle d’écriture autour de la jeunesse, je pense également à une troisième pièce, encore en cours d’incubation, mais qui s’intéressera aux figures d’enfants et adolescents criminels – à travers une écriture qui emprunte aux jeux vidéo. La pièce se penchera sur une jeunesse précarisée et dont les horizons d’avenir s’affaiblissent. Il y aura du sens à poursuivre cette recherche ensemble et cette bourse est précieuse pour ce futur travail, même si aujourd’hui nous nous concentrons avant tout sur ÉCHECS (100 souvenirs).


Propos recueillis par Diane Dupont en février 2022