Entretien avec Pierre-Yves Chapalain

Derriere tes paupieres

texte et mise en scène Pierre-Yves Chapalain
du 14 septembre au 10 octobre 2021 au Petit Théâtre

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Au commencement était le langage

Quel a été le point de départ de cette pièce ?

Pierre-Yves Chapalain – Une lettre écrite en persan. C’est sans doute une obsession. J’ai déjà écrit un texte où il était question d’une lettre*. Même si l’histoire qui en découle diffère, elles ont en commun cette lettre dans une langue inconnue… comme si beaucoup de choses cachées, indéchiffrables, réclamaient une perspicacité plus grande pour résoudre nombre de problèmes, comme si nous avions besoin d’une révolution copernicienne pour comprendre et être au monde. Cette lettre « en langue inconnue » est aussi à relier à l’essor des nouvelles technologies ; beaucoup ont l’impression d’être perdus, les contours de notre société semblent plus flous. Nous sommes face à des objets que l’on n’arrive pas vraiment à décrypter, alors forcément on se réinterroge, certaines certitudes se dispersent comme du sable… et cela provoque une nouvelle blessure narcissique pareille à celle qu’a subie l’homme quand il « a découvert » avec Copernic qu’il n’était plus le centre de tout, qu’il fallait composer avec ça et trouver une place plus juste.
* Pierre-Yves Chapalain, La Lettre, Ed. Les Solitaires Intempestifs, 2010

Le personnage principal, Éléonore, perd petit à petit l’usage de la parole. Que lui arrive-t-il ?

P.-Y. C. – Éléonore ne choisit pas d’arrêter de parler, elle ne peut simplement pas faire autrement. Son silence est comme une révolte inconsciente ; certainement contre son inquiétude, sa solitude, sa lutte pour être la meilleure au travail, son quotidien… On pourrait presque dire que les mots se révoltent contre l’usage qu’elle en fait.
Cette lettre mystérieuse agit comme une force invisible. Éléonore l’a toujours avec elle, depuis des années, comme un fétiche ou un trésor sans savoir pourtant ce que cette lettre recèle puisqu’elle n’a jamais cherché à la traduire. Et c’est au moment où elle tente timidement d’en connaître le contenu qu’elle perd ses mots.
Il y a sans doute tellement de fantasmes nés autour de cette lettre. Peut-être, après toutes ces années, ne veut-elle pas vraiment la traduire au sens littéral du terme, peut-être ne veut-elle pas anéantir le champ des possibles que cette lettre lui a permis d’ouvrir, et ses mille et une interprétations. Non, elle ne peut pas dévoiler ces mots en les traduisant et détruire toutes les hypothèses vivantes en elle !

Peut-on parler d’un chemin vers une résurrection ?

P.-Y. C. – Oui et non, dans le sens où ce terme me semble trop connoté par les religions. Mais Éléonore va finir par retrouver la parole, une parole plus claire, plus proche d’elle et plus intime : on pourrait plutôt parler d’un réveil, un renouveau, une métamorphose. Cette retraite silencieuse lui était nécessaire pour reconfigurer son monde, se réapproprier sa propre langue.

Quelles places occupent les nouvelles technologies dans le spectacle ?

P.-Y. C. – Les interrogations philosophiques posées par l’intelligence artificielle me passionnent. Si des programmes capables de simuler le raisonnement humain existaient, ce serait extraordinaire mais que resterait-t-il de ce qui fait de nous des humains différents, mystérieux, imprévisibles ? Cette chose indéfinissable à laquelle on ne peut accéder qu’avec un certain courage ?
Cependant, je n’aborde pas l’humanoïde de manière réaliste dans le spectacle. Il n’est d’ailleurs pas un robot mais un « être organique », quelque chose, quelqu’un plutôt comparable au Meilleur des mondes d’Aldous Huxley, un « être » qui serait né de manipulations génétiques, un hybride. Cela me permet de transposer ces questions des nouvelles technologies, sur un plan poétique, burlesque, en utilisant les outils du théâtre, en privilégiant les situations qui dégagent un potentiel de jeu. Par exemple, cet humanoïde n’a pas tout de suite la maîtrise du langage, il comprend approximativement les conversations, confond les mots. C’est par la suite qu’il récite des poèmes pour adoucir les plaies d’Éléonore.
À plusieurs reprises dans le texte, on « entend » les pensées des personnages.

Quels sens ont ces voix ?

P.-Y. C. – Ces voix sont l’expression de sentiments refoulés ou de pensées pas toujours bonnes à dire. Éléonore, elle, formule des pensées intimes, « il y a de la conversation » dans sa tête, tandis qu’à l’extérieur elle finit par ne plus parler ! Ce décalage me semble juste, parce qu’il correspond
à une forme de révolte. Éléonore ne veut plus ou ne peut plus laisser filtrer ses pensées les plus
intimes dans un monde où l’on traque et sonde sans cesse les moindres recoins de l’être humain pour lui proposer en retour des produits commerciaux qui épouseraient les souhaits les plus intimes.

avril 2021