À la recherche du bonheur

revue électronique conçue en 2005 par Antoine Châtelet et Pierre Laure
direction de la publication Laure Hémain

 

Sommaire

  1. Edito par Pierre Lauret
  2. Articles et textes autour du bonheur
  3. Trois entretiens avec Sarah Kane, avec Stéphane Braunschweig et avec le fils de François Chatelet
  4. Extraits de pièces
  5. Entretiens vidéo avec Michel Vinaver, Alain Françon et Christine Angot et extrait de le pièce Katarakt

 

« Ils avaient tout pour se plaire », tout pour être heureux ensemble. Le couple - on dit ainsi : le couple, l’harmonie. La beauté - je parle de Bérénice avec Antiochus, et vraiment il l’adore et elle l’aime. Mais la tragédie est dans ce petit détail affreux : elle aime d’un autre amour, idiot - comme on dit - brutal, intolérable comme une soif, cet homme lâche, inconsistant, l’empereur. C’est la tragédie : comme tout serait beau et tout en équilibre s’il n’y avait cette écharde, ce poison, ce désir - un vice absurde. 

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Antoine Vitez

 

Couverture de la revue A la recherche du bonheur

 

Edito par Pierre Lauret

Le bonheur est-il encore une idée neuve en Europe (en Afrique, en Asie, en Océanie, en Amérique – ainsi déclinée, la question prend à chaque fois une inflexion différente) ? Neuve parce que, non encore réalisée, elle constituerait toujours l’horizon de nos perspectives et de nos perplexités ? Et le théâtre aujourd’hui atteste-t-il l’actualité de la question du bonheur ? Nous invite-t-il à la reprendre à notre compte, et sous quelles formes ? Il semble surtout qu’il s’agit d’une bien vieille question, puisque dans l’Antiquité gréco-romaine, la réflexion éthique sur la bonne manière de vivre a toujours pris le sens d’une méditation sur le bonheur, sa définition, et la manière de l’atteindre.

On appelle eudémonisme cette conjonction de la sagesse et du bonheur. Il est frappant que les tragédies grecques, et celles de Sénèque, proposent comme le revers de la sagesse eudémoniste. En contrepoint de la visée de conquête rationnelle d’un bonheur invulnérable, elles développent le spectacle d’une humanité toujours menacée par la contingence du sort, et surtout par sa propre folie qui engendre le malheur, la tyrannie, l’injustice. En fait, sagesses et tragédies antiques puisent à la même source : une conscience aiguë de la négativité potentielle du monde et de la vulnérabilité du sujet. C’est cette conscience du négatif qui fait du bonheur un souci et une question, à quoi la philosophie apporte des réponses que le théâtre ne cesse d’inquiéter. On peut faire l’hypothèse que la question du bonheur révèle la permanence de ce rapport contrapuntique entre théâtre et philosophie, alors même que le souci du bonheur n’est pas universel et intemporel. La leçon du christianisme n’est-elle pas de substituer à la construction rationnelle du bonheur terrestre la visée du salut éternel de l’âme par la foi et la grâce ? On peut constater que cette réponse religieuse à l’angoisse n’a guère été assumée par les morales de l’âge classique. Les éthiques de Descartes et de Spinoza ne sont pas chrétiennes, car elles prônent encore la recherche héroïque de la béatitude. Au même moment, le théâtre classique explore dans la tragédie les ambiguïtés de l’héroïsme, et dans la
comédie moliéresque toutes les fixations névrotiques où les individus conjurent l’angoisse par des voies qui leur interdisent d’être heureux.

Si l’idée de bonheur a longtemps résisté au christianisme, sa dévalorisation éthique a été accomplie par la morale kantienne, qui offre à la fois une reformulation philosophique de la morale chrétienne et une théorie standard de la moralité à l’usage des temps modernes et démocratiques. La moralité des modernes, ce n’est plus l’accomplissement de soi dans la sagesse, mais l’altruisme comme loi : le respect d’autrui, non le souci de soi. La recherche du bonheur est alors reléguée au rang des entreprises égoïstes. Cependant, le théâtre d’Ibsen suggère que le renoncement moral au bonheur est aussi un renoncement immoral à soi, et que la morale des modernes installe une contradiction entre les exigences du social et les revendications de l’individu. Quant à Tchekhov, il représente un monde incapable de proposer aux individus des formes de vie où pourrait s’accomplir l’indestructible désir du bonheur individuel et collectif : un monde où l’angoisse ne se résout que dans la mélancolie, comme savoir de l’impossibilité du bonheur.

Sommes-nous encore des modernes, au sens où nous verrions dans la poursuite du bonheur une petite aventure privée, voire la poursuite d’un idéal imaginaire qui aliène les sujets à des représentations sociales ou publicitaires de la satisfaction et de la réussite ? Probablement, en partie. Mais pas complètement. Pierre Hadot et Michel Foucault ont réévalué l’antique souci de soi, comme unique moyen pour le sujet d’accomplir la philosophie dans une manière de vivre ou d’opposer une autonomie à la normativité sociale organisée par l’ensemble des pouvoirs biologiques et techniques. La perspective du bonheur ayant toujours accompagné le souci de soi, elle fait donc son retour sur la scène des idées, mais plus que jamais sur le mode d’une question : un objet polémique qui met en jeu la frontière toujours indécise du privé et du public, de l’égotisme et du politique. Cette polémique et cette indécision sont vives dans l’oeuvre de Christine Angot, où l’écriture vaut comme acte d’émancipation, transport, échappée hors des voies toutes tracées de la norme sociale (qui s’impose surtout aux femmes), et sortie de la fatalité du malheur que le regard et les actes des autres assignent à certains individus. Faut-il écouter les imprécateurs contemporains qui dénoncent l’hédonisme irresponsable de l’individu démocratique, oublieux de toute loi et de tout bien commun dans sa poursuite d’une jouissance aussi illimitée que misérable ? Ces rappels à l’ordre ne sont-ils pas plutôt le nouvel avatar de la haine de la démocratie, qui voudrait en finir une bonne fois avec le peuple et ses revendications ? Et face à cette haine, suffit-il d’en appeler au souci de soi et d’exhumer les vieilles sagesses ? Le bonheur fait donc aujourd’hui question de plusieurs manières, qui passent de la scène des idées à celle du théâtre, là encore sur le mode du contrepoint.

Si la conscience de la négativité du monde et de la fragilité du sujet est privée de l’espérance historique ouverte par le marxisme, et refuse les consolations religieuses, il peut paraître légitime que l’individu place son existence dans la perspective du souci de soi et de la recherche du bonheur. Mais cette visée ne trouve guère d’écho sur la scène théâtrale contemporaine, où l’on chercherait en vain l’investigation de la poursuite du bonheur analysée par Stanley Cavell dans la comédie américaine. Si le thème du bonheur travaille une partie du théâtre contemporain, c’est d’une manière plus secrète. On peut ainsi se demander avec Michel Vinaver si, en dépit de l’antinomie première entre bonheur et drame, la question du bonheur n’ouvre pas une perspective souterraine, inaperçue par son auteur même, sur son oeuvre. C’est peut-être le maintien du rapport au bonheur qui fait la singularité de cette oeuvre dans la mouvance générale des écritures théâtrales contemporaines. Car il reste que le théâtre aujourd’hui semble plutôt se vouer à l’exacerbation de la conscience du négatif.

Au « drame de la vie » représenté par Ibsen et Tchekhov s’est substitué le spectacle de la monstruosité du monde, avec son cortège de guerres, de massacres, de famines. Le théâtre prétend révéler ce que recouvre le discours de la fin de l’histoire et de l’avènement universel de la démocratie : l’empire de la destruction et de la domination, d’autant plus inquiétant que sa violence n’épargne nullement la vie soi-disant privée – familiale, conjugale, parentale – et menace de dévorer jusqu’à la vie psychique des individus. N’est-ce pas cela que montre le si vivace théâtre anglais contemporain – Edward Bond, Sarah Kane, Howard Barker, Martin Crimp, Caryl Churchill, Gregory Motton -, même si les perspectives de tous ces auteurs sont très différentes ?

Le chiasme entre la scène contemporaine et les entreprises philosophiques qui invitent l’individu à se soucier de son perfectionnement (Pierre Hadot, Stanley Cavell, Richard Rorty) peut rappeler le contrepoint entre philosophie et tragédie dans l’Antiquité. Ce parallèle est partiel, et partial, mais il permet de souligner la fidélité du théâtre à sa vocation critique, et d’expliciter la perplexité à quoi il nous confronte : face à la négativité du monde, la recherche du bonheur est-elle aujourd’hui pour les individus l’action la plus urgente, le projet le plus futile, ou la préoccupation la plus obscène ?

 

Articles

Article de Sandra Laugier, Professeure de philosophie à l'université Paris I Sorbonne (1993) 

Texte extrait de Conditions nobles et ignobles. La constitution du perfectionnisme emersonien, texte français de Christian Fournier et Sandra Laugier, Éditions de l’Éclat, Paris (1993)

Article paru dans The Guardian le 28 janvier 1995. Texte français de Jérôme Hankins et David Tuaillon, in OutreScène, février 2003.

Extrait de « Notes pour Bérénice » d'Antoine Vitez, in Écrits sur le théâtre, 3 La Scène, 1975-1983, Éditions P.O.L, Paris, 1996, p. 175-176.

« Sarah Kane and Theatre » article paru le 7 avril 1999 dans The Hidden Plot, Éditions Methuen, Londres, 2000. Texte français de Christel Gassie, Laure Hémain et Michel Vittoz in LEXI/textes, no 3, Théâtre National de la Colline/L’Arche Éditeur, Paris,1999.

Article extrait de l'étude L’Anneau de Clarisse. Grand style et nihilisme dans la littérature moderne Collection L'Esprit des Péninsules, Paris, traduction de Marie-Noëlle et Jean Pastureau (Paris, 2003)

Entretien avec Michel Dousse, propos recueillis par Tâm tran Huy, Paris, 18 janvier 2006. 

Articles écrits par Pierre Lauret en 2006 pour le théâtre national de La Colline. 

Entretiens

Extrait de « La forme est le sens. Entretien avec Sarah Kane », texte français de Christel Gassie et Laure Hémain, in LEXI/textes, no 3, Théâtre National de la Colline/L’Arche Éditeur, Paris, 1999. 

Entretien avec Stéphane Braunschweig. Propos recueillis par Antoine Châtelet et Pierre Lauret le 12 janvier 2006. 

Conversation avec Antoine, fils de l'auteur François Châtelet, 17 ans, prolégomènes à la préparation d’une dissertation de philosophie de terminale littéraire. 

Extraits de pièces

Extrait de Rave, texte français de Christine Seghezzi (inédit), Rave, Suhrkamp Verlag, Frankfurt am Main, 1998.

Extrait de « Système esthétique », texte français de Christine Seghezzi (inédit), « Ästhetisches System » fragment « Die Melancholie der Seligen » in Kronos,
Suhrkamp Verlag, Frankfurt am Main,1999.

Extrait du récit « Le terroriste », texte français Christine Seghezzi (inédit), « Der Attentäter » (1984), fragment VII, in Kronos, Suhrkamp Verlag, Frankfurt am Main,1999, p.138.

Extrait de Dekonspiratione, texte français Christine Seghezzi (inédit) Dekonspiratione, Suhrkamp Verlag, Frankfurt am Main, 2000. 

Extrait de Katarakt, Suhrkamp Verlag, Frankfurt am Main, 1993. Texte français d'Olivier Cadiot avec la collaboration de Christine Seghezzi, 2004 (inédit).

Vidéos

Michel Vinaver - Ce qui résiste à la catastrophe - Entretien

Alain Françon - Retrouver l'humain - Entretien

Christine Angot - L'action décrire - Entretien

Rainald Goetz - Katarakt - Extrait

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